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samedi 29 avril 2023

À SAINTE-HÉLÈNE par Henri Roorda

 À SAINTE-HÉLÈNE par Henri Roorda



Au commencement du mois de juillet de l’année 1912, Alfred nous offrit généreusement, à Maxime et à moi, un voyage (aller et retour) à Sainte-Hélène. Nous commençâmes par protester : « Qu’irions-nous faire dans cette île lointaine ? Conduis-nous plutôt en Espagne. Ça te coûtera moins cher. »

Mais notre ami nous expliqua que son grand-père, décédé dans les parages immédiats de l’île, sur le paquebot qui le ramenait en Europe, avait été enterré là-bas.

— Il me laisse une centaine de mille francs. Mais une clause de son testament (un peu baroque) m’oblige à entretenir sa tombe. Je lui apporterai une couronne.

— Malheureux ! Tes fleurs seront fanées quand nous arriverons.

— Mais non ; je compte acheter des fleurs artificielles.

Il n’y avait plus à hésiter. Le 12 juillet, nous partîmes de Liverpool ; et, trois semaines plus tard, notre navire pénétrait dans le port de Jamestown. La traversée avait été excellente ; nous avions tout le temps joué au bridge, en buvant avec des pailles des boissons glacées.

En approchant de la petite ville, nous vîmes contre les murs du quai, écrits en lettres immenses, ces deux mots qui nous rappelèrent la patrie absente :

CHOCOLAT CAILLER

Toute personne civilisée qui débarque dans l’île de Sainte-Hélène songe avant tout à acheter des cartes postales illustrées et à les envoyer aux amis restés en Europe. C’est ce que nous fîmes. Alfred nous dit ensuite : « Nous allons porter la couronne au cimetière et nous entendre avec le jardinier. Après cela, nous pourrons reprendre notre bridge. »

La partie du cimetière de Jamestown qui est réservée aux étrangers morts sur les paquebots est très mal entretenue. Le gardien-jardinier-marbrier qui parents de ces défunts. Le fait est que nos questions mirent dans un visible embarras cet homme astucieux. Il ne reconnut pas sans hésiter la tombe du grand-père, laquelle, envahie par les orties, ressemblait étonnamment aux tombes voisines. Alfred lui dit alors avec sévérité : « Non ! je sens que ce n’est pas celle-là. » On lui en montra une seconde qui lui parut encore suspecte ; et il ne déposa sa couronne que sur la troisième. En partant, il donna cinq cents francs au gardien pour une pierre tombale ; il réclama un reçu et ajouta : « Je reviendrai dans six mois. »

Nous entrâmes, pour y faire notre bridge, dans le « Restaurant de l’Empereur », où nous commençâmes à déjeuner. Le repas fut si mauvais que notre humeur en fut tout assombrie. Mais, heureusement, le garçon qui nous servait nous demanda si nous allions repartir dans une heure. Nous apprîmes ainsi qu’un navire était en partance. Pour de la veine, c’était de la veine.

Maxime, qui n’avait encore rien dit, articula ces mots : « Nous ferons notre bridge quand nous serons à bord. » Et Alfred ajouta : « Filons ! » Nous filâmes.

Notre bateau venait à peine de se mettre en marche qu’Alfred s’écriait, avec l’accent du regret le plus profond : « Étourdis que nous sommes ! » Et il nous regarda avec un visage désolé.

— Qu’as-tu ?

— Nous avons oublié d’aller visiter la Maison…

— Quelle maison ?

— La maison de ce type…

— Quel type ?

— Mais vous devez le connaître : cette grande figure…

— Eh bien ! en voilà un renseignement !… Un type qui avait une grande figure !… Tu sais : si tu n’as rien de plus précis à nous dire…

— Je retrouverai son nom tout à l’heure. Il est connu. J’ai vu un jour un livre où l’on parlait de lui… Ah ! malheur ! J’avais promis à ma soeur de ramasser quelques pierres blanches, dans le jardin, comme souvenir…

Pendant toute la soirée, Alfred fut préoccupé ; il ne parvenait pas à retrouver le nom de son type.

Le lendemain, il y pensait encore. « Ma grand-mère, nous dit-il, aurait pu vous renseigner. Malheureusement, elle est morte. Elle possédait un verre dans lequel il avait bu. »

— Mon pauvre ami, c’est toi qui as bu. Nous allons faire un bridge ; ça te distraira.

Le moyen fut efficace. Alfred ne nous parla plus de cette maison qu’il aurait dû visiter à Sainte-Hélène ; et nous n’avons jamais pu savoir ce que cet animal voulait dire.

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